Schelling

Schelling Nachlass-Edition


À Monsieur

Monsieur Schelling

Erlangen.

Si vous vous souvenez bien, Monsieur, du cœur et des sentiments de celui qui a fait pour vous seul le voyage de Munich en , vous saurez quel plaisir a du me faire une preuve de souvenir de votre part. Recevez en mes remercimens les plus sinceres et les plus tendres.

Je suis au desespoir qu’on soit venu jusqu’à vous, dans des recherches déplorables qui ont eu du moins l’avantage de mettre en lumière mes principes et mon caractère, et de calmer l’imagination du Gouvernement prussien sur l’importance de menées ridicules auxquelles mes amis et moi nous rougirions d’avoir pris la part la plus indirecte. Quant à votre conduite envers moi, je n’ai pas besoin de la connaître pour être assuré qu’elle a été digne de vous et de moi. Mais parlons de choses plus interessantes.

Enfin donc va paroitre le fruit de vos meditations sur toute la Mythologie. Je l’attends avec une impatience egale à mon admiration et à mon amitié pour vous, et je desire vivement que notre litterature, qui commence à sentir sa pauvreté, s’enrichisse de votre ouvrage. Il le faut absolument, et je vous supplie de permettre à mon amitié de se charger de cette affaire.

Si des travaux nombreux et pressants me permettoient de me présenter moi-même, je ne laisserois à aucun autre l’honneur de vous naturaliser en France. Mais à mon defaut, je desire que votre choix tombe sur un des trois amis que je vais vous designer, et qui seuls parmi nous, sont capables de vous comprendre, et de ne pas trop vous defigurer en vous traduisant: ce sont MM. Beautain, à Strassbourg, Pictet, à Geneve, et Guigniault, à Paris. Malheureusement Mr. Beautain est tombé dans un mysticisme, qui le sépare un peu de la philosophie et de moi. Mais déjà vous connoissez M. Pictet; il vous entend; il a traduit vos Divinités de Samothrace; il en a donné une sorte de contre-épreuve dans ses Cabires Irlandais; et s’il vous traduisoit il ne feroit que continuer la tache qu’il a commencée. Peut etre même avez vous déjà pris avec lui quelqu’engagement. Vous pouvez être sur qu’en ce cas je l’engagerois à soigner encore plus son stile, et lui demanderois de me laisser revoir les epreuves. Quant à Monsieur Guigniault, c’est de beaucoup le plus avancé des trois, en ce qui concerne specialement les études Mythologiques, auxquelles il consacre sa vie entiere. Il vient de publier le 1er vol˖[ume] d’une traduction de la Symbolik de Creuzer avec des notes qui attestent une erudition saine et profonde. J’ai enhardi mon ami à vous envoy[e]r son ouvrage par Mer Kapp et je vous demande d’y jetter les yeux, particulierement sur l’Inde, qu’il a totalement refaite à sa manière.

Voilà, Monsieur, les trois traducteurs que je vous indique, en vous priant de croire que, quelque soit celui que vous choisissiez, il ne ### rien que je ne surveille attentivement. Vous les connoissez à peu près; vous connoissez votre ouvrage, et le genre de mérite qu’il reclame particulièrement: Choisissez donc, et repondez moi là dessus aussitot que vous le pourrez. Je serois même flatté que vous eussiez la bonté de m’envoyer les feuilles à mesure qu’elles paroissent. Je suis impatient de lire et d’etudier ce qui sera sorti de votre solitude.

Je reserve pour une autrefois de vous parler de moi et de mes travaux, auxquels je vous remercie de prendre toujours interet. Je me borne à vous envoyer par Mer Kapp les trois volumes qui vous manquent de mon édition de Proclus, avec le prospectus d’une Edition de Descartes, que j’ai cru devoir à mon pays.

Adieu, je vous embrasse du cœur.

V Cousin.
Rue d’Enfer, No. 14
ou Librairie Levrault, rue de Laharpe, 80.