Monsieur
Monsieur V. Cousin
Librairie Levrault rue de Laharpe No. 80.
à
Erlangen .
Mon chèr et excellent ami, je viens de recevoir en même tems Votre lettre du et la Préface aux Fragmens philosophiques ; toutes les deux m’ont fait un vrai et grand plaisir, à l’exception près de ce que Vous dites des contrariétés, qui entravent Vos travaux. N’en soyés pas impatient, Vous dont l’ame a reçu la trempe de l’héroïsme; des fatalités peûtêtre encore plus accablantes, puisque ma santé est toûjours affectée, m’ont empeché également d’achever des travaux hautement demandés - j’y suis cependant, et je peux Vous annoncer avec assurance la publication prochaine du 1r Vol˖[ume] de mon ouvrage sur la Mythologie, qui frayera la route à bien des autres –
Vous me demandés des conseils! Eh bien, je ne peux que Vous dire: Continués! Vous avés tout-à-fait saisi l’idee du vrai systême; peûtêtre que le chemin, que Vous Vous êtes proposé de suivre, est un peu plus long qu’il ne faut au fond, mais enfin quelque que soit la méthode, qui la première parviendra, à faire sortir des tenèbres et paroitre au monde ce systême unique et universel, toûjours pour avoir tout fait, on sera obligé de faire ce que vous pensés faire, d’éclairer l’histoire de la philosophie par ce systême et v˖[ice] v˖[ersa] de demontrer ce systême par l’histoire entière de la philosophie. Je suis aussi tout-à-fait de Votre avis sur l’impossibilité, où l’on est, de faire revenir le tems moderne de la route de l’Empirisme, qu’il a suivi avec tant de constance et de succès. C’est à la verité une pitoyable pusillanimité ou un singulier excès de modestie, qu’en France comme en Angleterre, de ce vaste empire de l’Empirisme la philosophie n’ait cru pour elle – et se soit laissée borner à ce pauvre domaine des observations minucieuses et sterilès dites psychologiques. Malgré cela – vouloir rappeler ces peuples de cet Empirisme, ce seroit vouloir leur commander un mouvement retrograde; ce n’est pas à eux de reculer, mais c’est à nous autres Allemands, qui depuis l’existence de la philosophie naturelle sommes sortis de cette triste alternative d’idées creuses d’une metaphysique sans base, dont on a toute raison de se mocquer, et d’observations minces et arides d’une psychologie infructueuse – c’est à nous, dis-je, et à ceux, qui nous comprennent, à pousser le systême universel – partant lui même d’un premier principe, qui à cause même de son objectivité ou positivité absolue ne se laisse connoitre qu’à posteriori – jusqu’au point, où il doit se confondre avec cet Empirisme réconnu à si juste titre et ne former avec lui qu’une seule masse, dès-lors irresistible et inébranlable –
Je Vous ai tantôt parlé des Allemands, mais à dire le vrai on est encore bien loin de comprendre en Allemagne ce que par ex. Vous – Vous avés deviné avec tant de sagacité; il y a au contraire, qui croient nous aider et nous corriger en ramenant tout à un Wolfianisme in der höheren Potenz. Je me flatte, qu’au point, où Vous êtes mon travail sur la Mythologie Vous doit singulièrement convenir, je vous le ferai tenir dès le moment de la publication. Je Vous rens bien des graces des soins, que Vous vous chargés de prendre de l’introduction de cet ouvrage en France, il y a déja plusieurs années, que pour la traduction ou plûtôt pour la redaction française je m’en suis remis à Mr. Pictet; vous m’obligerés bien en l’aidant de vos conseils. Oserai-je Vous charger de mes remercimens profonds pour Mr. Guigniaut, qui m’a fait l’honneur de me faire présent de son travail sur Mr. Creuzer; je l’ai lû avec admiration, et j’ai taché d’en profiter pour mon travail autant qu’il était possible. S’il ne semblait pas trop de presomption à le dire, je serai bien tenté de prier Mr. Guigniaut, de differer son discours preliminaire jusqu’ à la publication au moins du 1r Vol˖[ume] de mon ouvrage, ce serait peûtêtre lui épargner un double travail, puisque la philosophie de la Mythologie, que j’y donnerai, diffère totalement de toutes les theories adopteés jusqu’ici, et même de celle de Mr. Creuzer. C’est au plus tard dans trois mois , que je pourrai lui envoyer ce 1r. Volume.
Je vous remercie encore de Votre Proclus et de Votre Prospectus de l’édition de Des Cartes. Il m’a paru digne de Vous.
Adjeu, mon cher et vaillant ami, croyés toûjours que tout ce qui vient de Vous et qui vous regarde me tient à coeur, et que je n’ai pour vous d’autres sentimens, que ceux de la plus haute estime et de la plus parfaite amitié.
Schelling