Vous me connoissez trop pour douter du plaisir que m’a fait votre lettre, mon cher maitre. Merci mille fois de vos leçons et de vos encouragemens; je tacherai de les mettre à profit.
Je suis heureux de voir que vous ne desapprouvez pas trop ma marche, et que vous reconnoissez qu’en France comme en Angleterre, le vrai debut de tout philosophe qui veut se faire écouter, est la Psychologie! Mais même independamment de cette consideration j’avoue que je reste convaincu que si cette route est plus longue, elle est aussi plus sure, et mène parfaitement au but. Car enfin qu’est-ce que la Psycologie? L’etude regulière de la pensée et de ses loix dans le monde de la conscience et de l’humanité. Or si, comme vous l’avez prouvé, les loix de la pensée humaine se retrouvent à leur manière dans le monde exterieur de la nature, et si pour celui qui n’auroit pas une connoissance approfondie des loix de la pensée dans l’homme, le caractère intellectuel des loix du monde exterieur est à jamais impenetrable, et si par consequent le principe absolu est insaisissable dans sa véritable essence, comment ne pas être frappé de la lumière qui sort de la Psycologie, profondement etudiée? Sans doute Logiquement, les lois Psycologiques de la pensée humaine et les loix naturelles du monde exterieur se fondent sur celles de la pensée en Soi, et c’est dans celles-ci qu’est sous ce rapport le point de depart de la science. Mais en fait et chronologiquement c’est de la pensée en nous que nous partons pour aller à la pensée hors de nous et enfin à la pensée en elle même, et sans le sentiment de notre propre intelligence, il n’y a pour nous d’intelligence nulle part. Je crois donc ne pas mal faire de suivre dans mes travaux la même marche que l’humanité: et puisqu’elle passe par elle pour arriver à tout le reste, c’est par elle aussi que je commence l’etude regulière des choses. J’ai encore cet avantage, que vous apprecierez, d’appeller d’abord l’attention de mes compatriotes sensualistes et matérialistes d’habitude et de préjugés, sur des phenomènes incontestablement intellectuels et de les penetrer longtemps du sentiment de l’intelligence et de la pensée; Et ce sentiment une fois implanté dans leurs âmes, portera ses fruits.
Je suis heureux surtout de tenir de vous même que vous approuvez mes recherches historiques. J’y suis enfoncé. Je viens de publier le quatrième volume de ma traduction de Platon; j’imprime le 11ème et dernier volume de Descartes, et le 6ème et dernier du texte de Proclus. La continuation de ma traduction de Platon me donne des peines infinies.
Dieu veuille que votre santé se retablisse et vous permette de consacrer vos idées par de nouveaux monuments! Au fond, vous n’en avez pas besoin pour votre gloire. Il y a que vous aviez déjà fait ce qu’une longue vie suffit à peine à accomplir, et que votre nom étoit à jamais attaché à la dernière et immortelle époque de la Philosophie allemande. Cependant, comme votre ami bien sincère, je desire, même pour vous, qu’un nouvel ouvrage, plus general et plus complet pour le fond des idées, et plus Européen par ses formes, presente au monde votre sistème tel qu’il est dans votre esprit, dans toute sa simplicité et sa grandeur. J’attends donc avec impatience pour vous et pour nous votre Mythologie. M. Guigniault vous remercie de l’honneur que vous lui faites de le lire, et diffère son discours preliminaire jusqu’à la publication de votre ouvrage. Pictet est pret, et je n’ai pas besoin de vous dire que je n’epargnerai rien pour que sa traduction reponde à l’attente qu’excitera votre nom.
Adieu; j’ai rejetté loin de mon âme les chagrins qui l’assiegeoient de tous cotés, et je rallie toutes mes forces autour du but sacré de ma vie: Soutenez moi et aimez moi; et soyez bien sur que vous trouverez toujours en moi les sentimens d’un disciple, d’un fils et d’un frere, d’un ami devoué
V. Cousin.