Schelling

Schelling Nachlass-Edition


Mon très-chèr ami,

J’ai eu plusieurs de vos lettres, sans y répondre; l’excuse était dans les occupations, qui me sont imposeés, la raison pouvait bien être ailleurs. Pendant cet intervalle les circonstances nous ont ramené tous les deux à la chaire philosophique; vous avés repris vos enseignements et je n’ai pas besoin de vous dire, quelle était la satisfaction, que ce changement de votre destination m’a fait éprouver. J’ai eu le plaisir depuis, de voir Vos premières leçons, publiées par cahiers; Mr. de Toutchef me les a communiqués; il lui manque seulement la dernière; c’est justement celle, qui sous plus d’un point de vue doit m’intéresser le plus. Est-ce par hazard, ou ce dernier cahier, quoiqu’annoncé, n’a-t-il pas encore paru, ou ne paraitra-t-il pas du tout? Il m’a semblé, que dejà dans vos précedens ouvrages, ceux au moins qui me sont connus, vous aviés évité de nommer et de vous expliquer sur les systêmes posterieurs à Kant et Fichte; il me parait, que jusqu’à votre 12me lecon, qui cependant annonce une 13me, c’est tout de même. L’état actuel de la philosophie ne figure, que dans le sommaire de la deuxième. Cependant par ex˖[emple] cette triplicité indissoluble de l’Infini, du Fini et du Rapport n’est assurément pas de Kant, au moins dans le sens transcendental, que vous lui attribuèz. Soit dit en passant, que cette manière d’exprimer l’idée souveraine pouvait bien s’excuser du tems du prémier apperçu, aujourd’hui il faut avouer, qu’elle n’est pas juste et, peût causer de la confusion, le Fini ne pouvant jamais être élement et encore moins principe. – Vous vous sentès peût-être un embarras particulier à vous prononcer sur le dernier tems. Vous êtes entré dans le territoire de la philosophie allemande du coté de Heidelberg; vous n’avès commencé à connaitre le systême, derivant de moi, que dans le sens, que lui donnaient quelques personnes mal endoctrinées ou faibles de jugement, et dans la forme, qu’il avait reçue en passant dans la tête étroite d’un homme, qui a crû s’emparer de mes idées, comme l’insecte rampant peût croire s’approprier la feuille d’une plante, qu’il a entortillé de son filage. Il s’est trompé, le systême ayant un principe de vie, que lui – il ne le connaissait pas, allait toûjours en s’étendant, et a rompu depuis longtems sa frêle filure, qui elle-même n’avait eu qu’un moment de possibilité. Il me semble en lisant la fin de votre 10me leçon, que vous prenès la chose un peu du coté tragique – ne vous y attendès pas, la chose finira bien plus simplement, quoique peût-être avec quelque étonnement sur la manière étrange, dont quelques personnes se sont trompées, et s'il y en a de Brutus ou de César d’un coté, il n’y en a assurément pas de l’autre.

Auriès-vous pensé: Non nostrum est, tantas componere lites? Je n’aurais qu’à applaudir à un peu de rétenue de votre part. Il faut peût-être, tels que nous sommes aujourd’hui, avoir été où vous êtes, mais il est encore bien loin de là jusqu’à la fin. On croit souvent être au bout, quand on n’est qu’à moitié chemin, et que les dernières questions ne sont pas même encore abordées. Tel point, que nous croyons assuré, parce qu’il a fallu de la peine, pour y arriver, s’enfonce encore devant nous, et nous devons aller chercher plus loin le point fixe et stabile. Je ne vous fais assurément pas le tort de présumer, que vous n’êtes pas plus loin, que n’indiquent vos leçons, calculées sur un public français. Cependant il s’y trouve des propositions, qu’on n’avance pas par pure condescendance, comme p˖[ar] ex˖[emple] celle de la necessité de créer, dans laquelle se trouve Dieu, et que le monde »ne peût pas ne pas être«, assertion par laquelle Vous vous mettès en opposition directe et manifeste avec tout ce que jusqu’ici on a appelé Christianisme. Si, avant une douzaine d’années, quelquun, en qui vous aviès quelque confiance, vous aurait assuré, que le contraire de cette assertion était philosophiquement possible, n’auriès Vous pas hesité un peu, de vous impliquer tellement dans le système de la necessité et du Néoplatonisme? Eh bien l’homme qui a avancé cela, il y a bien plus longtems, c’est moi, et c’est depuis lorsque mon livre contre Jacobi (1812) et mon traité sur la liberte de l’homme (1809) aient parus, que pour des personnes sensées et intelligentes il ne pouvait plus être question du jargon Neoplatonique de mon prétendu reformateur, c’est alors dejà qu’on devait déviner un tout autre developpement de mes prémiers principes. Si donc dans la philosophie, que vous proposès aux Français, il y a aussi un peu de la mienne, vous allès trop vite, mon chèr ami, en promulguant des résultats si peu assurés, quoique par cette même raison il ne vous appartient pas plus de decider, puisqu’en verité vous semblès ignorer jusqu’au champ, où, pour entrer dans votre comparaison, la bataille decisive doit se livrer. Aussi ne veux-je assurément pas, que vous vous occupiès à componere lites. Je serais seulement fâché, d'être si peu connu de Vous, si par un égard quelconque, que vous pourriès croire me dévoir, Vous vous laissériès empêcher de prononcer votre opinion clairement et distinctement. Au contraire ce que je crains le plus, c’est d’être confondu avec quoique que ce soit qui est tout-à-fait contraire à mes véritables intentions. Je laisse pleine liberté à tout homme, de penser de moi et de ceux, qui sont venu après moi, tout ce qu’il veut, et de décerner le sceptre de la philosophie, que dans une de vos dernières je ne sais pas trop dans quelle intention vous m’avès exhorté de reprendre, à qui il lui plaira. C’est à chacun de voir ce qu’il fait. Pour moi je veux seulement, qu’on ne fasse pas un alliage, un mélange, une fusion de systêmes absolument incompatibles si l’on remonte aux vrais principes. Qu’on me laisse à moi mes idées, sans y attacher, comme vous semblèz faire, le nom d’un homme, qui tout en pensant me les escamoter s’est montré aussi peu capable de les conduire à leur vraie perfection, qu’il était capable de les inventer.

Il y a encore un terme moyen, que je Vous ai proposé dans ma dernière lettre, mais qui ne semble pas en votre approbation, puisque vous n’y avès pas fait aucune attention. C’était de ne pas passer du tout la ligne de l’Empirisme. Cette proposition pêut vous paraitre étrange, cependant avec cette conviction, que Vous me connaissès, j’ose le dire: Sur tout ce, qui est au-delà, aujourd’hui vous ne pourrès donner à vos compatriotes que des idées à moitié seulement vraies, qu’une fois fixées Vous, ou vos successeurs auront bien de la peine à leur arracher de la têtes. Refusant d’entrer dans la dernière profondeur de la chose où seulement se trouve aussi la vraie clarté, vous vous laissès aller à des applications faciles à la verité, mais qu’un homme comme vous devrait laisser à des esprits subalternes, comme cette application, ingénieuse si l’on veut mais trop immediate et par cette raison très-à la portée d’être tourné en ridicule, cette application des Idées du Fini et de l’Infini à l’histoire et même à la Geographie, qui me parait tout-à-fait dans le genre de Mr. Ast. – Pourquoi ne pas épargner aux Français les années d'apprentissage, que nous autres Allemands nous avons dû parcourir? Pourquoi leur donner les idées peu expliquées, par lesquelles nous avons commencé, lorsqu’avec un peu de patience on pourrait d’abord les mettre sur le chemin de la science claire, assurée et parvenue à son but? Pourquoi leur donner des idées éparses, imparfaitement conçues, d’une philosophie, qui n’est jusqu’à présent achevée, que dans l’esprit de son prémier auteur, ou leur donner pour équivalent un système mesquin, insuffissant au fond, incapable d’être rendu intelligible tel, qu’il est, et par consequent, d’être représenté fidèlement, et qui au reste ne formera jamais qu’un episode bien odieux dans l’histoire de la philosophie originaire, dont il est issu. – Les idées en Allemagne même ne sont pas encore mûries au point d’être présentées aux Français. C’est dans l’unique but, de porter la philosophie à cette haute géneralité d’idées et d’expressions, où par elle-même elle est capable d’être comprise de tout peuple pensant, que j’ai mis un tems si considerable à mes ouvrages, qui cependant vont se publier dans le cours de l’. J’espère, qu’ils finiront d’un coup les discussions subalternes, dans lesquelles je vous vois encore impliqué. Quand ils seront publiés, il me suffira de trouver un bon traducteur et j’espère pouvoir me passer d’un interprète.

Je me suis d’abord laissé entrainer dans le fond de la matière, je n’ai rien dit sur le grand mérite de votre ouvrage de la part de l’éloquence et de la clarté, avec laquelle vous avès rendu des idées jusqu’ici étrangères à la France, et surtout de la grande pénetration, que vous montrès dans tout ce qui est propre à Vous et n’appartient qu’à Vous-même. Mais cela s’entend entre nous. Nous ne sommes pas au monde, pour nous faire des éloges l’un à l’autre, surtout quand nous sommes comme on dit en Allemagne, à quatre oreilles. Je ne crois pas non plus devoir excuser la liberte, que j’ai prise de vous addresser une critique que vous n’avès pas demandée.

Et Vous aussi, mon très-cher ami, soyès vrai et sincère avec moi. Je n’aime que cela, et je le mérite, étant comme toûjours avec un véritable attachement de coeur.
Votre ami très-devoué

Schelling.

P.S.

Dites à Mr. Guignaud, auquel j’ai tant d’obligations, et que j’ai fait attendre si longtems, que je lui ferai tenir par feuille mon ouvrage sur la Mythologie. C’est pour cela que je vous prie de lui demander son addresse, si toutefois il en faut. Le second ouvrage contiendra mes leçons de l’ (Introduction à la philos˖[ophie]), qui sont pour l’Allemagne à-peu-près ce que les Votres ont été pour la France. Il y a une partie historique où je pense aussi parler de Vous et de Vos efforts, de faire valoir en France la philosophie allemande.

Répondès au moins, si vous avès reçu cette lettre, et si votre dernière leçon a paru, pour laquelle j’ai d’ailleurs dejà fait écrire à Paris.

Si vous addressès: Mr. Schelling, président de l’Academie Royale des Sciences, il n’est pas nécessaire d’affranchir les lettres. Si vous pensiès à m’envoyer quelque chose par la diligence, il faudrait addresser: À l’Acad˖[emie] Royale des sciences; c’est sous cette addresse, que tout me parvient directement.